Société
À la campagne, la vie pas facile des femmes jeunes
Sauf lorsqu’elles ont revêtu un « gilet jaune » fin 2018, elles se révoltent rarement et ne font pas la « une » des médias. Un ouvrage de sociologie, « Les filles du coin, Vivre et grandir en milieu rural », étudie les femmes de la campagne, qui se débrouillent comme elles le peuvent, subissant les injonctions dues à leur genre et les obstacles de la vie rurale.
À 27 ans, Laure, qui habite dans le village du Finistère où elle a grandi, a déjà connu un drame. Son compagnon, père de ses deux enfants, Mickaël, ainsi que son propre frère, ont péri dans un accident de la route, au petit matin, après avoir passé la nuit à boire du whisky en discothèque. Elle avait rencontré Mickaël dans une cité de banlieue parisienne, après y avoir vécu deux ans, son seul séjour en dehors du village de toute sa vie. Le jeune homme était Antillais, « le premier noir des environs », enchaînait les petits boulots en intérim et faisait la fête « trop souvent », explique sa compagne. Même s’il avait l’alcool mauvais, Laure ne voulait pas le quitter, de peur de se retrouver « seule avec des enfants » ou d’apparaître aux yeux des autres comme celle « qui a quitté son mari ». Après l’accident, les rumeurs et médisances ont filé bon train dans le village, ciblant Mickaël (« Il n’était pas du cru »), mais surtout Laure : « Elle n’a pas choisi un gars du coin, elle est revenue avec un gars de la cité ». « Elle n’a pas su gérer son mec ».
Ainsi, « les accidents de la route sont révélateurs de la place des femmes », résume la sociologue Yaëlle Amsallem-Mainguy, qui rapporte ce récit dans Les filles du coin (Les Presses de Sciences-Po, 2021). L’autrice a réussi un pari sociologique. Elle a étudié celles dont on ne parle pas souvent, qui passent sous les radars médiatiques car elles paraissent inoffensives : les jeunes femmes des milieux populaires qui vivent à la campagne.
La sociologue a enquêté dans quatre « territoires ruraux », comme on dit de nos jours, pour parler de la campagne : des bourgades post-industrielles dans les Ardennes, la presqu’île de Crozon dans le Finistère, le massif de la Chartreuse en Auvergne-Rhône-Alpes, et une plaine sans attrait touristique dans les Deux-Sèvres. C’est un livre de sociologie, et le lecteur regrettera peut-être la répétition de certains constats, ou l’absence de repères géographiques, car l’autrice, par souci d’anonymisation, ne mentionne pas les noms des villages, ni même des villes environnantes.
Ces réserves mises à part, le récit est salutaire, car il montre ces personnes anonymes et a priori sans histoire, rencontrées dans les cars scolaires, sur les parkings des supermarchés, ou via des groupes de copines.
Le revers de l’exode urbain
La sociologue dresse un premier constat, évident pour qui observe le pays, mais à côté duquel passent beaucoup de commentateurs : il n’existe pas une seule campagne, mais plusieurs, qui diffèrent selon la présence ou non d’une métropole à proximité, l’attractivité touristique plus ou moins intense, le caractère industriel ou non de la région, etc. De ces réalités géographiques dépendent les rythmes quotidiens. Quand on a 17 ans, on ne vit pas de la même manière dans une petite ville de 3 000 habitants, où il est possible de voir ses amies facilement, que dans un hameau, où il faut compter sur ses seuls voisins, qui sont rarement jeunes. La place que s’attribuent les unes et les autres dans la hiérarchie sociale implicite découle en partie des capacités à se mouvoir sans demander aux parents de les conduire sans cesse. « Les rivalités entre les différents espaces sociaux et géographiques révèlent des logiques de distinction entre celles qui habitent le bourg et celles qui habitent ‘loin’ », écrit Yaëlle Amsallem-Mainguy.
L’enquête montre le revers de l’exode urbain, cette fuite des grandes métropoles présentée comme un choix libérateur, permettant à des cadres harassés de télétravailler de leur jardin. La plupart des jeunes habitantes des campagnes établissent une nette distinction entre « ceux du coin », dont les noms ornent les stèles au cimetière, et les autres qui « ne viennent pas vraiment d’ici », même s’ils vivent dans la région depuis longtemps. « On est des étrangers un peu. On a aucun lien de parenté ici. Et c’est difficile de s’intégrer dans un village comme ça », témoigne Raphaëlle, 15 ans, dont les parents ont racheté, il y a plus de dix ans, le gîte où ils vivent.
La quête de mobilité modèle aussi la vie sentimentale. Les jeunes hommes passent davantage le permis de conduire que les jeunes femmes, et disposent plus facilement d’une voiture ou d’une moto, car les parents leur font davantage confiance, même si c’est à tort puisque les accidents les plus graves impliquent très majoritairement des hommes. Toujours est-il que si une jeune fille souhaite acquérir une certaine autonomie, elle a intérêt à se mettre en couple avec un homme un peu plus âgé qu’elle.
Le poids des injonctions genrées
Les injonctions genrées sont permanentes. Les activités populaires « traditionnelles » pratiquées dans la région sont le plus souvent « codées comme masculines », écrit Yaëlle Amsallem-Mainguy, citant « le motocross, la chasse, la pêche ou le foot ». Lorsqu’il prend la parole pour inaugurer une fête de village, ou un bal, le maire remercie « nos gaillards » qui ont monté les barnums, transporté des caisses et installé la scène, rapporte l’autrice. Mais l’élu oublie le travail assigné aux femmes, la préparation des plats, la décoration, la tenue de la caisse, le ménage, activités considérées comme naturellement féminines, et donc invisibles.
Dès leur enfance, les filles sont habituées à s’occuper des tâches ménagères, cuisine, vaisselle, soins aux plus petits, ravitaillement de la maisonnée. Cette distinction des activités selon le sexe marque la vie professionnelle des jeunes femmes. Elles choisissent souvent des filières de formation qui prolongent les « compétences » acquises au cours de leur enfance et adolescence : services à la personne, métiers liés à l’esthétique, cuisine, ou comptabilité, car les jeunes filles, réputées raisonnables, « prennent part à la gestion de l’économie familiale ».
L’ouvrage de Yaëlle Amsellem-Mainguy décrit un monde basculant, dans lequel se confrontent mobilité et sédentarité, réflexes genrés et libération de la parole, un monde où la débrouille s’impose.