Exils et mémoires intimes
Dans la sélection livres de cette semaine, quelques romans récents de de la littérature latino-américaine. De Bogota à Monterrey en passant par le Chili et le Salvador, des histoires au coeur de la violence du monde.
Chansons pour l'incendie
Découvert en 2008 avec Les Dénonciateurs, Juan Gabriel Vásquez est aujourd'hui l'une des voix littéraires les plus passionnantes du continent sud-américain. Ce recueil de nouvelles, à l'instar de ses romans, plonge au cœur de la brutalité du monde à travers des histoires où les personnages voient leur existence radicalement bouleversées par la violence. Qu'elle soit physique, mentale ou psychologique, celle-ci traverse les corps et les âmes, bouleversant les destins de Paris, à Hollywood, en passant par la Colombie et l'Espagne. Le lecteur suit ainsi les trajectoires d'une femme libre défiant la société traditionnelle colombienne des années 1940, d'un vétéran de la guerre de Corée affrontant son passé lors d’une rencontre en apparence banale ou d'un figurant s’interrogeant, lors d'un tournage, sur les émotions de Roman Polanski. Magnifiés par une écriture élégante et fluide, ces récits épurés et tranchants révèlent les blessures intimes de personnages profondément humains pris dans les rets mouvants de la mémoire et de la résilience.
Chansons pour l'incendie de Juan Gabriel Vásquez (Editions du Seuil - Traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon).
Tu parles comme la nuit
Ce premier roman sensible et touchant relate l'expérience douloureuse d'une jeune femme qui, en 2018, à l'instar de plus d’un million de ses compatriotes, se voit contrainte de fuir un Venezuela ravagé par la crise économique. Exilée en Colombie, dans la banlieue de Bogota, elle endosse malgré elle le vêtement de l’étrangère désargentée et rejetée. Abandonnée à elle-même par un mari absent, elle s’identifie alors au personnage K du Château, dans un monde angoissant – dehors, elle devient mutique de peur que son accent vénézuélien ne l'exclut plus encore –, rédigeant des lettres adressées à un certain Franz dans lesquelles elle partage son double exil, géographique et intime. A travers quelques scènes d'une justesse cinglante, elle peint le sort réservé aux migrants du monde – la nécessité, la solitude, la xénophobie. Ecartelée entre révolte et culpabilité, fragilité et résistance, Vaitiere Rojas Manrique brosse avec pudeur le portrait d'une femme abandonnée par les siens et par son pays. Une nouvelle voix prometteuse de la littérature latino-américaine.
Tu parles comme la nuit de Vaitiere Rojas Manrique (Editions Rivages - Traduit de l'espagnol (Venezuela) par Alexandra Carrasco-Rahal).
Défriche coupe brûle
Ce premier roman âpre et puissant de la nouvelliste salvadorienne Claudia Hernández suit les trajectoires de trois générations de femmes, une mère et ses cinq filles, dans un pays à peine sorti de la guerre. La mère a abandonné les armes mais lutte au quotidien pour protéger ses filles dans une après-guerre où la paix, la justice et la dignité sont aléatoires. A travers ces femmes sans nom – appelées la mère ou la fille, de la première à la cinquième, ou la mère de la mère –, l'auteure donne à entendre la voix de femmes du peuple propulsées malgré elles dans le maelstrom de l’Histoire puis assignées à une vie «normale» scandée par le patriarcat, le harcèlement ou les tâches ménagères. A travers une écriture brute mais sensible, distante et précise, Claudia Hernández donne vie à ces inoubliables héroïnes, depuis toujours gardiennes et garantes de la famille et de la transmission, dont le long chemin vers la liberté passe par une solidarité indéfectible, malgré la solitude, et un héritage aux liens parfois inextricables.
Défriche coupe brûle de Claudia Hernández (Editions Métailié - Traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis).
El Edén
Ce roman noir au réalisme puissant se déroule dans la ville d’El Edén – loin du paradis promis par son nom –, proche de la frontière au nord du Mexique, où la guerre pour le trafic de drogue fait rage. Racket, embuscades, exécutions et mises en scène macabres rythment le quotidien d'une cité abandonnée à ses prédateurs. Un soir, tout s'embrase et, dans le dédale des rues incendiées et des barrages de pick-up, Darío se lance à la recherche de son petit frère de l’autre côté de la ville… Huit ans plus tard, dans la pénombre d’un bar de Monterrey aux relents chargés d’alcool et de désirs enfuis, Darío croise son ancien prof de lettres, exilé comme lui. Ils se remémorent alors la nuit où tout a basculé, évoquant le souvenir de Norma, la fille dont Darío fut naguère fou amoureux. Deux êtres dont les rêves se sont brisés sur les récifs de la violence aveugle, abandonnant leurs idéaux ou leurs élans du cœur dans le chaos d'une nuit cauchemardesque. Eduardo Antonio Parra peint le tableau terrifiant d’un Mexique gangrené par la violence endémique et ravagé par les guerres sanglantes entre narcotrafiquants.
El Edén d'Eduardo Antonio Parra (Editions Zulma - Traduit de l’espagnol (Mexique) par François-Michel Durazzo).
La Soustraction
Cet émouvant premier roman s'ouvre alors qu'une éruption volcanique recouvre de cendres Santiago du Chili. L’avion transportant le corps d’Ingrid, une exilée chilienne qui souhaitait être enterrée au pays, est dérouté sur l’Argentine voisine. Sa fille Paloma part rechercher le cercueil lors d'un road trip cocasse et funèbre à travers les Andes, accompagnée par Iquela, jeune femme tourmentée mais rationnelle, et Felipe, dévoré par le décompte compulsif des tombes et des morts. Les fille et fils d’ex-compagnons de lutte d’Ingrid qui, à la fin des années 1980, avaient payé au prix fort leur opposition à la dictature de Pinochet. Soit un voyage initiatique, ardent et mélancolique, où l'auteure brosse le portrait touchant d'une jeune génération chilienne écartelé entre un devoir de mémoire hanté par la violence et la mort et le désir de s'affranchir du poids du passé pour enfin écrire sa propre histoire.
La Soustraction d’Alia Trabucco Zerán (Editions Actes Sud - Traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco).