Le modèle agricole français peut-il être sauvé ?
Une France d'immenses exploitations agricoles productivistes, où l'humain se fait rare et l'environnement se dégrade... C'est l'alerte de l'association Terre de liens, qui milite pour une agriculture durable et solidaire. Mais le renouvellement générationnel des agriculteurs pourrait constituer une opportunité pour réaliser un virage.
D'ici dix ans, cinq millions d'hectares de terres agricoles vont changer de mains, en raison du départ à la retraite d'une génération d'agriculteurs. Ces terres vont-elles s'agréger à des domaines déjà immenses ? Disparaître sous le béton ? Être converties à l'agriculture biologique ? « C'est le défi sur lequel nous voulons alerter », explique Benjamin Duriez, directeur national de Terre de liens, association qui milite pour une agriculture biologique et durable et une économie solidaire. Depuis 2003, elle a acheté 265 fermes et permis la préservation de plus de 7 000 hectares.
Fin février dernier, à Paris, lors d'une conférence de presse, Terre de liens présentait son premier « Rapport sur les terres agricoles en France ». Basé sur des chiffres officiels (Insee, ministères...), le document dresse un panorama global et dessine une perspective alarmante, du point de vue écologique et social. Tout d'abord, le constat, c'est celui d'une « longue et lente disparition des agriculteurs en France », commente Benjamin Duriez. Dans les années 1950, ils représentaient le tiers des actifs, contre 1 à 2% aujourd'hui. Dans le même sens, le constat de la disparition des terres cultivées est « alarmant », pointe Tanguy Martin, médiateur foncier à Terre de liens. La France dispose encore de l'une des plus vastes SAU (Surface agricole utile) en Europe. Mais elle ne représente plus que 52% du territoire, contre 72% dans les années 1950. « Chaque année, nous perdons la capacité à nourrir une ville comme le Havre. C'est irréversible. Aujourd'hui nous ne savons pas, avec des moyens raisonnables, recréer de la terre agricole », commente Tanguy Martin.
Et les impacts de cette transformation sont multiples : sur le paysage, l'extermination des espèces, une intensification accrue des pratiques agricoles, une dégradation du sol lié à ces mêmes pratiques... Autre constat de l'association, la diminution drastique du nombre d'exploitations. La France en compte 390 000, soit environ 100 000 de moins qu’en 2010. En 1955, elles étaient 2,28 millions. A contrario, la surface moyenne de chacune d'entre elles a fortement augmenté : elle s'élève à 69 hectares, contre 15 en 1960. Là aussi, le phénomène de concentration autour d'exploitations de taille importante est lourd en conséquences, à commencer par la baisse des emplois agricoles.
Entre 2010 et 2020 « nous avons perdu 80 000 équivalents temps plein », pointe Maurice Desriers, administrateur de Terre de Liens. En effet, plus la taille des exploitations est importante, moins, en proportion, celles-ci génèrent d'emplois. En revanche, le capital immobilisé, lui, a beaucoup augmenté : il est passé de de 173 000 euros à 275 000 euros entre 2010 et 2020. Conséquence : « ces grosses fermes, devenues plus capitalistiques, sont plus difficiles à transmettre », note Maurice Desriers.
Difficile de s'installer, quand on n'est pas du cru
Crucial, ce moment de la transmission des terres, pourrait constituer une « opportunité » pour contrer ces tendances « lourdes » à l’œuvre dans l'agriculture, pointe Coline Sovran, chargée de plaidoyer à l'association. Des témoignages de paysans, présents à la conférence de presse, qui ont repris des terres grâce à l'aide de Terre de liens illustrent cette possibilité, mais aussi la somme conséquente de blocages existants. Et plus largement, le tableau général dressé par l'étude de Terre des liens s'avère sombre. On compte 20 000 départs à la retraite d'agriculteurs pour 15 000 installations. La transmission familiale se fait de moins en moins. Les deux-tiers des terres mises en vente s'en vont agrandir des exploitations existantes. Un tiers seulement bénéficie à de nouveaux exploitants. En lien avec la capitalisation accrue des exploitations, « l'accès à la terre constitue l'un des freins à l'installation. Aujourd'hui, il faut 200 000 euros d'investissements », note Coline Sevran.
Au delà des enjeux financiers, ceux qui ne souhaitent pas acheter se heurtent aux réticences des propriétaires, lesquels redoutent de perdre la maîtrise de leur terre en la mettant en fermage. Autre problème, « les personnes qui s'installent sont en concurrence avec ceux qui veulent s'agrandir », pointe Coline Sovran. Derrière ce phénomène, plusieurs réalités : les agriculteurs en place sont poussés à s’agrandir pour des questions de rentabilité. Les cédants, qui disposent d'une très faible retraite, doivent exploiter au mieux le capital que représente leur terre – laquelle est aussi chargée du point de vue émotionnel, avec la maison familiale. Pourtant, cette démarche complexe qui, idéalement, demanderait du temps, est en général peu anticipée. Et il est souvent plus facile de vendre à un voisin que l'on côtoie depuis des décennies, qu'à un inconnu qui a envie de développer une activité qui peut être différente...
A contrario, les fermes existantes, équipées pour un mode de production industrialisé, « ne sont pas forcément en adéquation avec les projets des personnes qui arrivent », ajoute Coline Sovran. Le parcours de Laurence, devenue éleveuse de chèvres dans le Loiret, il y a quatre ans, au terme d'une reconversion professionnelle, témoigne de ces difficultés.
Au départ, la jeune femme a cherché à s'établir dans un petit village de la Beauce, terre de grande culture céréalière : « nous avons rencontré des agriculteurs. On m'a rembarrée. Pour eux, des élevages n'ont rien à faire sur les terres de la Beauce », témoigne-t-elle. Ce n'est qu'avec l'aide de Terre de liens qu'elle a réussi à s'établir. Autre exemple, celui d’Émeric qui produit des fruits rouges bio, depuis un an, en Haute-Loire. Un choix basé sur une conviction militante, après une carrière dans l'agronomie. Le jeune homme est allé jusqu'à acheter un camping-car pour parcourir la France à la recherche de sa terre... Il a mis quatre ans à la trouver, là aussi avec l'aide de Terre de liens. D'après lui, deux critères jouaient contre lui : sa faible capacité d'investissement et le fait de ne pas venir d'une famille déjà implantée dans le monde agricole.