Agriculture
Mettre des mots sur le mal-être agricole
Le taux de suicide des agriculteurs est très largement supérieur à celui des autres professions. Prendre la parole pour exprimer son mal-être constitue un premier pas indispensable...
Trop longtemps contenu, le flot des paroles semblait devenu intarissable... Une jeune éleveuse de chèvres témoignait du mal-être qui aurait pu la conduire à commettre l'irréparable. C'était le 15 juin, à Paris, lors d'une table-ronde, dans le cadre d'une journée consacrée au "Mal-être en agriculture : parlons-en !" L'événement était organisé par la FNSEA, la Coopération agricole, la MSA (Mutualité sociale agricole) et les Jeunes agriculteurs.
Émouvant, le témoignage était d'autant plus frappant qu'il émanait d'une jeune femme tenace et passionnée par la vie qu'elle a choisie : en 2001, cette ingénieure de formation a mis sur pied un élevage d'une quarantaine de chèvres, assorti d'un atelier de préparation pour les fromages. À l'époque, concilier vie professionnelle et familiale lui semble idéal, même si le métier est très exigeant : l'élevage, c'est sept jours sur sept, et éventuellement la nuit, sans parler des « paperasses ».... L'exploitation fonctionne. « Le problème n'est pas financier, c'est un problème de charge de travail », raconte la jeune femme. Le problème, aussi, c'est qu'elle ne s'en rend pas compte... « J'avais une énorme capacité de travail et je ne réalisais pas que c'était inhumain. Depuis une dizaine années, je travaillais en survie ». Pour qu'elle s'arrête enfin, il a fallu le choc du Covid, qui a doublement impacté la famille dont les revenus proviennent normalement de l'activité de moniteur de ski du mari et de la vente directe des fromages aux touristes. L'arrivée d'un mail s'est révélé providentiel : celui d'une assistante sociale de la MSA qui proposait un rendez-vous. « Lorsque j'ai commencé à parler, je l'ai vue changer de couleur. Pour moi, tout était normal, je vivais comme cela depuis des années (…). Dans ma tête, je me disais : "un agriculteur, cela ne s'arrête pas". Mais trop, c'est trop. Je n'arrivais plus à gérer. J'aurais voulu appuyer sur le bouton stop. Quand on veut disparaître, on n'est déjà plus là », se souvient la jeune femme.
Dans le cadre du Sillon Dauphinois, réseau créé par la MSA Alpes du Nord et la Chambre d'agriculture de l'Isère pour accompagner les éleveurs en difficulté, la rencontre avec l'assistante sociale a déclenché un suivi psychologique, un moment pour souffler, et une formation en développement personnel organisée par la Chambre d'agriculture. Mais la réalité du quotidien de l'exploitation reste inchangée...
Indispensables sentinelles
L'assistante sociale de la MSA a joué un rôle clé, celui de « sentinelle ». Celles-ci s'intègrent dans le dispositif prévu par la feuille de route « prévention du mal-être et accompagnement des populations agricoles en difficulté », mise en place par le précédent gouvernement, pour tenter de répondre à la situation de ces professions au taux de suicide hors normes. « Les sentinelles font partie des priorités (…). Ce n’est pas un métier, c'est un engagement personnel. On peut être sentinelle comme on est secouriste », souligne Daniel Lenoir, coordinateur national. Du point de vue administratif, la MSA gère le dispositif avec les ARS (Agences régionales de santé). Le rôle des sentinelles consiste à alerter la personne elle-même qu'elle court un risque psychologique, non à transmettre ces informations à un tiers. Elles peuvent être vétérinaire, médecin, expert comptable.... En Eure et Loire, c'est le cas d'Eric Quineau. « Aujourd'hui, les agriculteurs n'ont plus beaucoup de temps pour discuter. Comme expert-comptable, nous avons des moments privilégiés avec nos clients, dans le cadre d'une relation qui dure. Mon rôle est d'écouter. Ne rien faire, la faute est là », explique-t-il.
Fabrice Jollant, psychiatre, souligne les conditions d'efficacité du dispositif. « Il est très important que les sentinelles soient formées et volontaires. Cela représente un travail important », pointe-t-il. Toutefois, il confirme la nécessité d'une écoute avertie. « La plupart des personnes qui sont suicidaires ne sont pas isolées. Parfois, elles laissent des petits messages qu'il faut savoir capter », explique-t-il. Car les freins à lever, partiellement ou complètement, le voile sur les difficultés sont nombreuses : la honte, la crainte de se voir enlever la garde des enfants, voire, la stigmatisation de la maladie mentale.
Lueur d'espoir, pour Fabrice Jollant, « avec les jeunes générations, il semble que cela change, elles sont plus ouvertes à parler de ces sujets ». Témoin, l'initiative d'Ophélie Piercon. Il y a un an, étudiante à Agrosup Dijon, elle a lancé un projet de sensibilisation au mal-être agricole dans son établissement. « Nous avons constaté que rien n'était prévu sur le mal-être agricole dans le cursus des études, alors que nous allons avoir une profession liée à ce monde. Pour nous, il était évident qu'il fallait que les étudiants soient sensibilisés à ce sujet dont ils n'ont pas conscience. Nous avons été bien reçus ».