Post-confinement : la tactique urbaine face au virus
Les transports publics peuvent transporter environ un quart de leur capacité habituelle. Les usagers qui le peuvent sont donc incités à faire autrement. Les villes tracent des pistes cyclables temporaires, des trottoirs sont élargis. Cette méthode porte un nom : l’urbanisme tactique.
Cela ressemble à un exercice de mathématiques : combien de temps faut-il pour transporter 5 000 personnes empruntant tous les matins une ligne de bus, sachant que l’on peut placer 25 personnes dans un véhicule qui en contient habituellement 55 assis et 70 debout, et qu’un bus passe toutes les cinq minutes ? La reprise dans les transports s’apparente littéralement à un casse-tête. Plusieurs semaines avant la fin du confinement, dans les grandes villes, les transporteurs comme les élus compilaient déjà les données en se demandant comment s’en sortir. L’impératif de distance physique entre les voyageurs limite drastiquement le nombre de voyageurs transportés dans les trains, métros, tramways et bus. D’autant que, en raison de l’absence d’une partie du personnel, les réseaux ne fonctionnent pas à plein les premières semaines : « de 70% à Nantes ou au Havre à 90% à Dunkerque ou Perpignan », a précisé Thierry Mallet, président de l’Union des transports publics (UTP), lors d’une conférence de presse organisée le 7 mai au ministère des Transports. L’équation est encore plus difficile à résoudre en Ile-de-France, où 15 millions de trajets, en temps normal, sont effectués chaque jour sur le réseau.
Dès lors, les opérateurs ne cessent de faire passer ce message, paradoxal à plus d’un titre : « déplacez-vous le moins possible ». Le télétravail demeure la norme dans de nombreuses entreprises du secteur tertiaire, les webinaires ont encore un bel avenir, les citadins sont priés de ne pas encombrer les transports collectifs pour faire des courses ou rendre visite à des proches. En Ile-de-France, une attestation d’employeur est même exigée aux heures de pointe.
Dès lors, tout le monde s’attend à une ruée vers la voiture individuelle. Des bouchons sont redoutés aux abords des grandes villes, qui risquent de s’amplifier semaine après semaine. Ceci aura deux conséquences : les automobilistes n’auront pas la certitude d’arriver en temps et en heure, ni de pouvoir se garer, et les indicateurs de pollution sont susceptibles d’exploser.
Priorité aux piétons et aux cyclistes
Pour prévenir ces risques, la plupart des grandes villes encouragent ceux qui le peuvent et ceux qui ne possèdent pas de voiture à se déplacer à pied ou à vélo. De nouveaux axes cyclables ont été tracés le long des lignes de tramway ou de métro. Des rues de centre-ville sont piétonnisées, afin de laisser davantage d’espace aux passants, et aux files d’attente devant les magasins. Dans le centre de Lille, la zone piétonne a été élargie. Dans le cœur historique d’Arras ou de Strasbourg, les piétons et cyclistes sont prioritaires. Des bandes cyclables ont été matérialisées sur les larges départementales qui strient la banlieue parisienne.
Tous ces aménagements sont temporaires, expliquent les élus. Ne serait-ce que parce qu’ils nécessitent un mobilier de chantier, plots, balises ou blocs de béton. Il faut faire vite, compte tenu de l’augmentation prévisible des allées et venues d’ici la fin mai, et tant que le virus n’est pas maîtrisé. « Les services font au mieux pour les panneaux et les marquages au sol, en espérant que cela sera terminé début juin », précise Jean-Baptiste Gernet, adjoint (divers gauche) au maire de Strasbourg en charge des nouvelles mobilités. Les collectivités se réservent par ailleurs le droit de supprimer ces aménagements, s’ils n’étaient pas suffisamment utilisés. « Nous ferons une évaluation », assure Valérie Pécresse (divers droite) pour la région Ile-de-France. « Si ces aménagements sont conçus comme réflexibles, c’est aussi parce qu’il est important de rassurer les élus. Ils ont le droit à l’erreur », explique Elodie Trauchessec, ingénieure spécialiste en mobilité à l’Agence de la transition écologique (Ademe).
Cette méthode, qui consiste à aménager la ville en urgence, porte un nom, l’urbanisme tactique, ou stratégique. Le procédé est né en Amérique du nord comme du sud, porté par des mouvements citoyens désireux de transformer la chaussée en espaces de convivialité temporaires. Dès le début du mois d’avril, alors que la planète était encore largement confinée, des quartiers de villes nord-américaines étaient réservés aux piétons, les premières pistes cyclables provisoires étaient tracées à Berlin, puis à Milan, tandis qu’à Vienne, des rues traversantes étaient piétonnisées. À Oakland, dans la baie de San Francisco, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont posé, avec l’aval des autorités, des barrières provisoires pour protéger les quartiers résidentiels. En France, les premières «coronapistes», comme elles ont été rapidement baptisées, ont été tracées à Montpellier, puis à Toulouse, début mai.
L’urbanisme d’urgence prend d’autres formes. Des axes réservés au covoiturage ont été matérialisés en urgence sur les autoroutes qui mènent à Paris. Plusieurs villes envisagent de laisser les restaurateurs installer des tables et des chaises sur la chaussée, où les clients pourraient respecter une distance physique. Cela implique de garer les voitures ailleurs, en particulier dans les parkings souterrains ou fermés, aujourd’hui sous-utilisés. Si tous ces aménagements étaient rendus pérennes, ils modifieraient durablement le visage des villes européennes. Ce ne serait pas une première : au 19ème siècle, les urbanistes avaient tracé de larges avenues et de grandes places, afin de limiter les risques d’épidémies et la circulation des « miasmes », comme on disait alors.