Sécurité économique : comment Bercy contre-attaque
Tentatives de rachat d'entreprises par des investisseurs étrangers douteux, espionnage industriel... A quelles menaces sont confrontées les entreprises ? Quel rôle peut jouer l’État ? Rencontre avec Joffrey Célestin-Urbain, en charge de ces enjeux à Bercy.
En matière de sécurité économique, le nombre d'alertes traitées par l’État ne cesse de croître : 478 en 2021, et déjà 339 pour les six premiers mois de 2022... Quatre ans plus tôt, la vente de Linxens, fabricant français de composants pour cartes à puce à Tsinghua Unigroup, entreprise proche de l’État chinois, était passée sous les radars. « Lorsque je suis arrivé en octobre 2018, on m'a fixé un objectif : il ne faut plus que certaines choses arrivent », se souvient Joffrey Célestin-Urbain, chef du SISSE, Service de l'information stratégique et de la sécurité économique à Bercy. Le 13 septembre, à Paris, il rencontrait les membres de l'AJPME, Association des journalistes spécialisés dans les PME, sur le thème de la sécurité économique.
Au fur et à mesure des crises, l'enjeu, celui de la souveraineté économique de la nation, est devenu toujours plus crucial aux yeux de l’État. Et la liste des menaces qui guettent les entreprises – certaines PME comprises- est longue, qui peuvent revêtir des formes plus ou moins légales. Parmi les principales, figure notamment le rachat d'entreprises stratégiques ou de brevets par des sociétés ou des fonds d'investissements étrangers jugés dangereux. Mais il y a aussi l'espionnage industriel ou dans la recherche, les pressions d’États étrangers sur des sociétés françaises implantées sur leur territoire pour obtenir des informations sensibles... De plus, depuis la crise de la pandémie et celle née de la guerre en Ukraine, qui ont mis en exergue la fragilité des chaînes d'approvisionnement, « nous sommes passés d'une approche essentiellement défensive à une approche capacitaire », précise Joffrey Célestin-Urbain. La sécurité économique du pays passe aussi par la sécurisation des approvisionnements critiques, comme les composants d'éoliennes, et la capacité à produire certains biens identifiés.
Des milliers d'informations traitées chaque année
Depuis trois ans, pour faire face à ces menaces, le SISSE - une équipe de 50 personnes- , a mis en place un dispositif sophistiqué. Il articule la gestion de trois listes de sujets à protéger et le traitement d'un flux d'informations qui permet de détecter les potentielles menaces. Chacune des trois listes est régulièrement réactualisée. La première contient les entreprises jugées stratégiques, dont le nombre reste confidentiel. « Elle comporte des grands groupes, mais aussi des PME », précise Joffrey Célestin-Urbain. La deuxième liste recense les technologies jugées critiques et qui concernent une multitude de sujets, de la conservation des données à la micro-électronique, en passant par les solutions de décarbonation, la santé, la défense... « Nous sommes dans une logique d'extension continue. Notre valeur ajoutée est de descendre à un niveau très fin de définition des solutions technologiques », précise Joffrey Célestin-Urbain. Depuis peu, une troisième liste concerne les entités de recherche publique. « Longtemps, ce sujet est resté tabou, car on parlait de science ouverte. Le monde académique ne s'est pas protégé, or certains pays ciblent la recherche très en amont », explique Joffrey Célestin-Urbain.
Deuxième volet du dispositif, le SISSE reçoit et traite chaque année des milliers d'informations provenant de nombreuses sources : ses correspondants en région, les services économiques des ambassades, les services du renseignement, des entreprises, des ministères, les référents sécurité des pôles de compétitivité... Aujourd'hui, « en cas d'alerte, nous nous référons à nos listes. Sur le volet des menaces étrangères, nous disposons également de beaucoup d'informations. Par exemple, nous savons rapidement si une entreprise étrangère est un prédateur ou s'il s'agit d'une société qui a déjà réalisé des investissements en France et tenu ses promesses d'emploi. Presque en cinq minutes, nous sommes capable de dire si nous sommes dans le champ de la sécurité économique. Dans ce cas, le SISSE intervient », décrit Joffrey Célestin-Urbain.
Lutter contre les prédateurs sans décourager les investisseurs
Exemple, avec la tentative de rachat d'une PME dans le domaine de l'électronique par un fonds d'investissement extrême-oriental proche d'un État jugé dangereux. Dans ce cas, sur le plan juridique, l'action du SISSE s'inscrit dans le cadre du dispositif des procédures d'autorisation préalable aux investissement étrangers (IEF), qui ont été renforcées par la loi Pacte de 2019. Une fois la menace détectée, « le dossier arrive sur le bureau du ministre. La technologie est stratégique, l'investisseur dangereux... Le risque est majeur. Il nous revient de proposer une décision au ministre. Dans le cas où il n'est pas possible d'encadrer le risque, nous disons non à l'investisseur et à l'entreprise. Mais notre démarche ne s'arrête pas là », explique Joffrey Célestin-Urbain. Le SISSE se rapproche alors des dirigeants de l'entreprise qui s'est vue privée d'investisseur. « Nous les accompagnons de manière informelle pour les aider à trouver des sources alternatives de financement », poursuit le directeur du SISSE. Bercy se tourne en priorité vers des investisseurs européens, des fonds d'investissement ou des acteurs industriels français.
Outil complémentaire, le fonds « French tech souveraineté ». Géré par Bpifrance et doté de 150 millions d'euros, il permet à l’État de prendre une participation dans la société concernée, afin d'encourager d'autres investisseurs. Chargé de veiller sur la sécurité économique, le SISSE fait partie de la DGE, Direction générale des entreprises, à Bercy. En effet, sa stratégie est étroitement imbriquée dans la politique de développement économique. « France 2030, le plan d'investissement, génère pour nous de nouvelles cibles à protéger. Il s'agit à la fois d'un sujet de développement et de protection », analyse Joffrey Célestin-Urbain. Par ailleurs, « la France a aussi besoin des investissements étrangers, il faut donc trouver un équilibre entre cette nécessité et les enjeux de souveraineté », conclut-il.
La sécurité économique des entreprises en 28 fiches pratiques
En téléchargement sur le site Internet de Bercy, le SISSE propose 28 fiches pratiques pour assurer la sécurité économique de son entreprise. Par exemple, les précautions à prendre lors des déplacements, pour la gestion des archives, dans ses relations commerciales...